Le JDR Berlin XVIII, sorti à la fin des années 1988, se déroule dans une fin de XXIe siècle qui, lorsque nous avons sorti la nouvelle version en 2017, a été qualifiée de « rétrofuturiste ». Pensez vous, la guerre en Europe !Plus de téléphones portables et de gadgets consuméristes. Un retour au peu d’hydrocarbures qui reste. L’état, l’armée, des mouvements de populations majeurs. Le retour de l’histoire avec une grande Hache. Bref, Berlin XVIII c’était probablement pas si loin du futur tout court. J’expliquais ça dans la préface du jeu, que je reposte ci dessous pour l’occasion. Si ça vous a plus, j’en rajouterai peut être une couche. Parce qu’il y a beaucoup plus que ça.
Berlin XVIII. Un nom qui sonne comme le film de série B culte des 80s qui n’a jamais été.Ou plutôt il l’a été. Pour les joueurs de jeux de rôles, nombreux à la fin de la décade en France, qui se sont fait leur film. Des tous jeunes hommes qui passaient leurs week-ends à explorer un futur rouillé, tenant à la fois de Blade Runner et de Mad Max.
Oui mais, à la différence des production Hollywoodiennes, ce film s’enracinait « chez nous », avec cette inquiétante et fascinante étrangeté qui nait d’une familiarité absente des écrans. On y roulait ainsi à 200 à l’heure sur l’autoBahn dans des bagnoles futuristico-destroy ou on y coursait des tueurs psychopathes déments sous le ciel bas d’un Berlin dantesque. La meilleure synthèse de l’air du temps local en mode SF que n’a jamais pu concrétiser l’industrie cinématographique européenne, quelque part entre l’énergie brute du post-punk et la futilité grave « cold wave », en tons de bleus et de jaunes à l’ombre du mur et des Euro-missiles.
Évidemment, contrairement aux réalisateurs de cinéma, leur budget effets spéciaux et décors était illimité. Cela a probablement compté dans le succès de l’univers, gravé dans nos mémoires comme l’un de ces ultimes phantasmes parfaits de Science-Fiction esthétisante, bien plus réussi que les « Terminus » et autres long métrages de SF malheureux. Et pourtant, contrairement à d’autres jeux de rôles, rien ne prédestinait « Berlin », modeste « prêt à jouer » semi jetable, sorti en marge des « grands » éditeurs de l’époque, à ce parcours et ces deux éditions postérieures, avant de sombrer dans l’oubli qui accompagne le déclin du monde du jeu de rôle au milieu des années 90.
Les décennies ont passé. Une Union européenne à l’échelle du continent, imaginée pour les années 90 alors que le rideau de fer était toujours présent, est devenue réalité. Mais aussi l’embrasement du monde arabo musulman (a 10 ans près). Puis ce fut à l’Ukraine de se rapprocher dangereusement du « no man’s land » entre l’Europe et la Russie. L’Unification de l’Europe est définitivement passée du statut de « fantasme futuriste » pour quelques spéculateurs à celui de clivage politique majeur, tandis que tout autour, le siècle débute dans le chaos et l’incertitude.Et voilà que plus de trente ans après, Berlin XVIII revient. C’est peu de dire qu’il tombe à pic.
Lorsque nous avons commencé le travail autour de la « mise à jour » du background, la question s’est posée de l’absence des technologies de la communication, désormais omniprésentes, mais marginales dans le jeu. C’est bien le seul point à rebours, et il pèse finalement peu face à l’aspect visionnaire du contexte historique et social. Mieux : il renforce ce « cachet » à la fois futuriste et « régressif » que le jeu avait dès le départ. Et finalement, à la réflexion, il se pourrait bien que sur ce point aussi l’avenir lui donne raison.
Après tout, qui aurait pu imaginer, à l’issue de la « belle époque » et d’un siècle de paix que 1914 serait le début de l’autodestruction systématique de l’Europe, qui terminerait dans la ruine, la famine et la colonisation par les nouveaux géants ? Maintenant que nous avons levé un coin du rideau sur le XXIe siècle, nous devrions être moins certains que le progrès, technologique ou pas, soit à sens unique. Et sur certains points, la régression, toute relative qu’elle soit, a déjà commencé. Ainsi, il n’a pas été nécessaire d’aller bien loin pour remettre le futur sur les rails. Notre principe a été d’intervenir le moins possible. Il nous a suffi d’imaginer un possible dérapage nucléaire de quelques minutes entre les USA et la Chine pour rayer les deux géants de la carte géopolitique, en terminer avec la mondialisation et plonger la Russie dans le chaos absolu. Avec, en ce qui nous concerne, comme conséquence majeure de mettre l’Europe au pied du mur, seule devant ses responsabilités.
Le reste coule de source : la fin de la mondialisation entraîne la régression du niveau de vie et des technologies. L’Europe serre les rangs dans l’urgence pour faire face à l’effondrement interne et à la menace russe. Mais cette « union » qui ne dit pas son nom n’est pas celle du temps politique. C’est, à nouveau, l’époque des mouvements de populations massifs, des réflexes étatiques et de la guerre d’usure. Le visage du continent change tout autant qu’il l’avait fait pendant la « guerre civile européenne » pour reprendre l’expression de l’historien Enzo Traverso. L’Allemagne en devient le centre, et son appellation de « Zentrum » (« Center German » pour les immigrants Britons) issue du zonage militaire qui redécoupe de facto la carte de l’Europe correspond de plus en plus à sa nouvelle identité « cosmopolite », alimentée par l’immigration de toute l’Europe. La guerre refroidie, l’administration technomilitaire est déposée et la démocratie reprend ses droits. Mais après deux générations de changements massifs, elle n’a plus le même visage national. Europa est née. Ni utopie, ni dystopie, ni lendemain qui chante des europhiles, ni cauchemar des europhobes. C’est un îlot qui a traversé la tourmente. Avec comme au sortir de notre dernière guerre, son lot de gueules cassées, de blessures à demi oubliées, et de redécollage social difficile. Un monde gris pas si foncé, ou les choses auraient pu plus mal tourner. Il en émerge un avenir à la fois proche et lointain, décalé, tout comme l’est pour nous l’Europe d’avant 1914.
Ce pour quoi nous avons poursuivi l’exercice et imaginé une toute fin de XXIe dans laquelle vous pouvez jouer, ou le redécollage économique et démocratique s’accentue. Les frontières internes évoluent un peu, notamment avec la création d’Alpinia, une « super Suisse » intégrant l’Italie du Nord et la Savoie, championne de la décentralisation et plus conservatrice. En quelque sorte, un « challenger » naissant au poids lourd d’Europa sur le plan économique et politique. Pendant que les technologies « cyberpunk made in Australasia », qui étaient auparavant réservées à la jeunesse dorée et aux contrebandiers se répandent à la faveur de l’ouverture commerciale.
Justement, ailleurs dans le monde, l’Union Australasienne – l’Australie du jeu original – est la région qui a échappé à la régression. Il y a cela une raison précise et maintenant logique : l’afflux de la diaspora chinoise après l’effondrement de la RPC, qui a apporté son dynamisme à une Australie isolée, conduite à développer des liens avec l’Indonésie, et devenant la « plateforme de stabilité » d’un monde asiatique qui poursuit son évolution. Jusque sur la lune, ce qui incite Europa à revenir dans la course à l’espace, soit dit au passage. L’Australasie est un monde riche, complexe, mais à l’unité politique récente et fragile.L’autre bénéficiaire de la diaspora chinoise est l’Union Azanienne, en Afrique de l’Est, qui rencontre l’Empire néo-ottoman en Égypte, avec quelques frictions. Enfin, les ex-USA, dans le même état d’atomisation que l’ex Chine communiste, ont vu leurs milliardaires de la tech accueillis dans le nord du Chili, ou ils ont instauré un qua-si-état libertarien à tendance impérialiste. Depuis leurs tours de verres défiant le ciel de l’Atacama, ils ont ruminé leur rancœur contre les « chinois » depuis trop longtemps, et nourrissent d’inquiétants discours revanchards.
Toute cette histoire, nous l’avons écrite ensemble, avec des fans du jeu, en intervenant le moins possible pour un effet maximum, et en développant les conséquences posées dans la structure du monde. Mais Berlin XVIII reste avant tout cela, un cadre fécond pour l’imagination. C’est la raison pour laquelle le background développé dans le livre-univers est entièrement écrit de façon subjective, toujours à travers un témoin, un point de vue, une institution. Vous avez donc, comme dans toute enquête, une certaine marge pour interpréter la véracité de ce qui est écrit et tourner votre Berlin XVIII à vous.
Alles Klar Herr Kommissar ?
Maitre Sinh, Janvier 2020. Alpinia, Europa.